Travailler avec des jeunes enfants demande beaucoup de rigueur. Mais qu’est-ce que la rigueur ? Comment se manifeste-t-elle sur le terrain ? Jusqu’où va-t-elle ? Et à partir de quand devient-elle de l’acharnement ?
Dans les concepts pédagogiques actuels, on parle beaucoup de bienveillance, de communication, de respect, d’écoute… mais très peu de rigueur. Ce mot est souvent mal perçu, presque tabou. Il est trop souvent interprété comme l’opposé de la bienveillance, alors qu’il est, au contraire, profondément complémentaire.
On peut, et on doit, être bienveillant.e et rigoureux.se.
Une valeur qui se perd ?
Dans un monde du « tout, tout de suite, très vite et très bien », la rigueur semble démodée. On essaie un cours de danse, la prof n’a pas été sympa une fois ? On arrête. On veut faire du hockey, mais après trois cours, on n’a plus envie ? On abandonne. On ne persévère plus. On zappe. On change. Dès que ça ne marche pas ou que c’est inconfortable, on passe à autre chose.
Or, l’éducation demande du temps, de la répétition, de l’ajustement, de la patience. Elle demande aussi d’apprendre à aller au bout des choses, même si c’est difficile.
Des outils oui… mais sans magie
Sur le terrain, on me demande souvent des outils, des stratégies, des astuces pour intervenir auprès des enfants, des parents, des collègues. Et c’est légitime. Mais un outil n’a pas vocation à « fonctionner » immédiatement.
Ce n’est pas parce qu’un outil ne donne pas le résultat escompté après une ou deux tentatives qu’il est inutile. Le boulanger n’a pas réussi à faire une tresse parfaite du premier coup. Le maçon n’a pas posé un mur droit à son premier essai. Pourquoi, dans le domaine de l’enfance, attendrait-on des résultats immédiats ?
Sur le terrain éducatif, les outils ont besoin de s’enraciner dans une posture professionnelle. C’est dans la régularité de leur utilisation, dans les ajustements successifs, dans la capacité à les relier à une intention éducative claire que leur efficacité se construit.
La rigueur, c’est :
- ne pas changer d’outil à chaque difficulté ;
- tenir une ligne claire et stable dans ses actions ;
- analyser, observer, questionner ses pratiques ;
- être fidèle à une vision éducative, même dans les turbulences.
Quand la rigueur devient de l’acharnement
Si la rigueur est précieuse, elle peut basculer, sans qu’on s’en rende compte, dans une autre posture : l’acharnement.
Cela se produit lorsque l’on applique une règle ou une méthode coûte que coûte, sans tenir compte du contexte, de la relation ou de l’état émotionnel de l’enfant ou de l’équipe. L’acharnement est souvent animé par une volonté sincère de « bien faire », mais il devient contre-productif quand il écrase la souplesse et l’intelligence de situation.
Prenons un exemple concret :
Une éducatrice demande à un enfant de deux ans de ranger les jouets avant de sortir au jardin. L’enfant refuse, il est fatigué, grogne, traîne les pieds. L’adulte insiste : « Tu as pris, tu ranges. C’est la règle. » L’enfant commence à pleurer, l’éducatrice répète, hausse la voix, bloque le passage vers l’extérieur.
Dix minutes plus tard, tout le groupe attend. L’enfant est en crise, l’adulte est épuisée, la règle est devenue un bras de fer.
Ici, nous ne sommes plus dans une rigueur éducative, mais dans une application mécanique de la règle, sans prise en compte du moment. Ce n’est plus le cadre qui structure mais le cadre qui s’impose, sans ajustement.
Cela ne signifie pas qu’il faille céder à tout. Mais savoir quand renoncer temporairement à une exigence, ou la reformuler pour éviter l’affrontement, fait partie intégrante de la rigueur bien pensée.
Par exemple, l’adulte aurait pu dire :
« Je vois que tu es fatigué. Viens dehors te changer les idées et tout à l’heure on pourra ranger ensemble. »
Dans cet ajustement, il y a :
- la reconnaissance de l’état de l’enfant,
- une continuité de l’exigence (on rangera),
- et une flexibilité dans la manière de l’amener.
C’est cette capacité d’adaptation, cette lecture fine des situations, qui distingue la rigueur de l’acharnement.
La rigueur ne se mesure pas à la fermeté du ton ou à la rigidité des règles, mais à la justesse de la posture. Elle demande du discernement, de l’observation, du recul. Et surtout, elle ne s’exerce jamais au détriment du lien.
Conclusion
Être rigoureux, ce n’est pas être rigide. C’est tenir un cap, tout en étant capable d’ajuster la voile. C’est refuser le laxisme, sans tomber dans la fermeté stérile. C’est croire dans les effets du temps, de la répétition, de l’exemple.
Et si nous replacions la rigueur à sa juste place dans nos pratiques éducatives — non pas comme un carcan, mais comme un engagement fidèle et ajusté envers l’enfant, les autres, et soi-même ?